L’importance de la surveillance
Une série spéciale de billets des conseillers de la NPPV
Par Soeur Nuala Kenny, O.C., M.D., F.R.C.P. (C)
Je suis une religieuse catholique, une pédiatre, une enseignante dans le domaine médical et un médecin éthicien contre l’aide médicale à mourir (AMM). Depuis sa légalisation au Canada, je veille à ce que soit réduit au minimum tout préjudice découlant de cette pratique qui serait susceptible d’affecter en particulier les plus vulnérables d’entre nous ainsi que les personnes qui s’opposent pour des motifs de conscience à leur implication, en raison de leur foi et pour d’autres raisons, et la profession médicale en soi. Selon mon expérience, ces préoccupations s’influencent fortement l’une l’autre.
La protection de la conscience et la protection des personnes vulnérables sont deux enjeux déterminants en ce qui a trait à la réduction au minimum de tout préjudice découlant de la pratique. Cette pratique rejette ainsi une tradition vieille de 2 400 ans de la médecine d’Hippocrate contre l’administration de drogues mortelles, « Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en demande ». Les deux mesures de protection sont garanties en vertu de l’arrêt Carter de la Cour suprême et le projet de loi C-14 qui constitue la loi canadienne en matière de l’AMM.
Il est important d’avoir un système de surveillance robuste qui comprend tous les éléments visés par cette politique et cette pratique afin que la promesse contenue dans ces mesures de protection essentielles soit respectée. Ces éléments incluent : la réponse clinique aux personnes qui envisagent ou demandent l’AMM; l’évaluation de la capacité et du choix libre et éclairé; l’efficacité de la procédure finale et les complications; et une déclaration de décès avec suffisamment de détails pour que l’analyse complexe nécessaire permette de reconnaître les tendances qui révèlent des vulnérabilités.
La NPPV est dûment axée sur les sphères de responsabilité des praticiens. Une attention particulière est accordée à la protection de l’autonomie, la compréhension de la souffrance, la non-discrimination et la perpétuation de la stigmatisation ainsi qu’à l’offre d’options. L’accomplissement de ces responsabilités exige toutefois une acceptation des devoirs éthiques et moraux et une sensibilité au fondement moral essentiel de la médecine, et ceci me préoccupe profondément. Ma propre formation sur le fondement philosophique de la médecine et mon expérience de la médecine en tant que tentative morale définissent des enjeux profonds découlant de quatre facteurs :
- le passage d’un modèle moral de la médecine à un modèle de marché;
- le rejet de l’importance de la conscience personnelle et professionnelle;
- la domination de l’autonomie, des droits et du choix du patient; et
- une pression de normaliser l’AMM qui va à l’encontre de la surveillance et des mesures de sauvegarde robustes.
Passage d’un modèle moral de la médecine à un modèle de marché
La tradition hippocratique et le professionnalisme moderne ont reconnu la nature morale et vulnérable essentielle de la rencontre patient-médecin. Ceci faisait partie des principes de bienfaisance, non-malfaisance et justice. À la fin du XIXe siècle, le professionnalisme médical a donné lieu à des codes d’éthique et une compréhension commune des normes de soins et de conscience professionnelle. En réponse aux progrès médicaux qui ont changé les paradigmes entre les années 1960 et 1980 et à des sociétés de plus en plus pluralistes, l’éthique médicale a été remplacée par la bioéthique contemporaine. Ce domaine plus récent est dominé par un raisonnement fondé sur des principes de « niveau intermédiaire », et ce raisonnement se dégage de toute logique à l’égard des objectifs et des limites intrinsèques de la médecine.
Le principe du respect de l’autonomie, qui a émergé comme valeur dominante à travers ce raisonnement, a abouti à l’acceptation d’un modèle de consommation de la relation médecin-patient et à la réification de la pratique de la médecine. Ce passage de la médecine à un modèle de marché s’inscrit dans l’arrêt de la CSC. Les conséquences de la réification comprennent la transformation du patient en client et l’érosion de la responsabilité morale du médecin, dont le rôle est devenu une prestation de service moralement neutre. Ce changement profond était évident dans la réponse de l’Association médicale canadienne à l’arrêt de la CSC. Leur réponse ne s’appuyait pas sur le Code de déontologie. Elle était plutôt « fondée sur des principes » qui accordent la priorité à l’autonomie des patients-consommateurs.
La conscience en tant que problématique de droits concurrents
Dans ce contexte, la mise en œuvre de la protection de conscience garantie au nom des praticiens a révélé de profondes divisions au sujet de son concept. Plusieurs prétendent que la conscience est une démarche privée et religieuse qui n’a pas sa place dans la relation médecin-patient. Dans le passage de l’éthique médicale, il y a eu un rejet de la conscience professionnelle commune qui était dirigée par une compréhension morale de la médecine et de ses limites. Le débat sur la conscience est présenté comme un conflit entre le droit du médecin à la protection de conscience et le droit du patient de bénéficier d’interventions médicales autorisées par la loi. Mais la conscience forme le fondement moral de nos actes et de nos décisions. Sans développement de la conscience, la sensibilité à la souffrance des patients et des familles et la reconnaissance des personnes les plus vulnérables à demander l’AMM sont compromises.
Droits, choix et vulnérabilité
Puisque l’autonomie, les droits et le choix sont si valorisés dans notre société, plusieurs considèrent que l’engagement envers la protection des personnes vulnérables est condescendant et paternaliste. Mais l’autonomie, les droits et le choix sont tous compromis par la vulnérabilité qui y est inhérente. Il n’est ni condescendant ni paternaliste de reconnaître les besoins et la dépendance, les caractéristiques démoralisantes des milieux des soins et la vulnérabilité pathogène des politiques et pratiques de négligence, d’abus et de stigmatisation, y compris celles conçues pour soulager la souffrance. L’incapacité, les problématiques de santé mentale, la pauvreté, l’isolement social, le chômage, la violence, l’abus et l’insécurité compromettent tous la notion de choix. Lorsque les idées sont confuses et que la dépression, le désespoir, ou la culpabilité, les incitations et la coercition s’accompagnent d’autostigmatisation, les décisions ne sont alors ni volontaires ni éclairées.
Les personnes demandent rarement l’aide à mourir à cause de la douleur. Elles en font plutôt la demande à cause d’une détresse psychologique et de besoins de soins, y compris l’incertitude à propos de l’avenir, le désir de contrôler la mort, la peur de la dépendance, les sentiments de perte de dignité, la peur d’être abandonnée et la culpabilité d’être un fardeau pour les autres. Ce ne sont pas là des problèmes de contrôle de symptôme et de douleur, chose à laquelle la médecine peut grandement contribuer, mais bien des problèmes de souffrance humaine. Ce n’est pas la compétence clinique, mais la sensibilité morale et éthique d’un praticien qui est sollicitée pour reconnaître la vulnérabilité et la souffrance humaine et réagir de manière appropriée.
La pression pour normaliser l’AMM va directement à l’encontre de la surveillance et des mesures de sauvegarde robustes
Le plus grand obstacle à un régime de réglementation capable de protéger les personnes vulnérables contre les abus et les erreurs est peut-être la pression exercée par de nombreux milieux pour normaliser et traiter l’AMM comme n’importe quelle autre décision médicale. Les données provenant d’autres pays montrent qu’une fois que l’aide médicale à mourir est légale, la réponse des praticiens aux patients qui considèrent cette option passe de la réévaluation des besoins en matière de soins à l’évaluation de l’admissibilité. Au sein de la pratique normalisée, il existe une poussée pour supprimer les considérations spéciales concernant la capacité, le libre choix, la vulnérabilité et le processus lui-même. Ceci est soutenu par les organismes gouvernementaux et professionnels qui souhaitent alléger les formalités administratives et ceux qui sont tellement attachés à la confidentialité des renseignements que des informations inadéquates sont recueillies pour identifier la vulnérabilité des personnes, notamment celle des personnes âgées isolées dans des établissements de soins de longue durée insuffisamment dotés de personnel et sous-financés, des sans-abri qui vivent avec une maladie mentale chronique et qui sont en situation de crise aiguë, de celles souffrant de pathologies neurodégénératives dévastatrices sans soins palliatifs, de celles ayant récemment reçu un diagnostic de démence, et de celles vivant tant d’autres situations où le désavantage socioéconomique et la stigmatisation prévalent.
Surveillance : le défi et la promesse
Bien que la protection des personnes vulnérables contre l’aide médicale à mourir soit une responsabilité sociale et gouvernementale, l’importance que la NPPV accorde à la responsabilité du médecin en ce qui a trait à la protection de l’autonomie, la compréhension de la souffrance, la non-discrimination et la perpétuation de la stigmatisation ainsi que l’offre d’options est juste. Le défi consiste à répondre à ces enjeux alors qu’on assiste au passage du fondement moral de la médecine au modèle de marché. Voilà un grand défi.
La surveillance telle que la définit la NPPV peut nous aider à relever ce défi. En affirmant clairement les responsabilités des médecins dans la conjoncture démoralisante de la médecine, de nombreux cliniciens pourraient s’éveiller de nouveau au fondement moral de leur pratique.
J’espère et je prie pour que cette promesse se réalise.